Bientôt le Mondial : footez-nous la paix !

Publié le par Michel Debray

 

                     

 

Bon, c'est une affaire entendue, le football est une culture, voire une religion c'est-à-dire quelque chose qui relie. Notons que sans télévision, il ne pourrait y avoir de religion moderne. Incontestablement, le foot fait mieux que le pape à Longchamp, plus fort que la K'aaba de la Mecque. Du reste, le grand Stade de Saint-Denis n'est-il pas devenu, l'espace de la coupe, la Mecque du foot-ball ? Dans la néo-religion tout est là : panthéon c'est-à-dire assemblée de dieux vivants représentés dans leurs œuvres, leurs dols et leurs ires ; héros (demi-dieu) voué tour à tour aux gémonies et coiffé de laurier tel un imperator victorieux. Je veux parler du bien (ou mal) prénommé Aimé Jacquet et aujourd’hui de Raymond Domenech. Son homologue croate a été fait général par le président de la nouvelle république, c'est dire l'importance que les crétins gouvernants attachent à la propagande footbalistique.

 

Il y a les pythies, les grands prêtres médiatiques qui s'égosillent à chaque action de la tragi-comédie qui se joue sur la pelouse et, bien sûr, l'immense peuple des fidèles. Il paraît que les femmes s'y mettent, hurlant à s'en faire péter les ovaires et décapsulant des boîtes de bière avec la vélocité du beauf classique.

 

Halètement dans l'insoutenable suspens des tirs au but. Le Christ apparaîtrait en personne au-dessus de l'exact centre géographique du Grand Stade que nul n'en serait affecté. S'il venait troubler la fête sans doute se ferait-il prié d'aller se faire fouiller ailleurs à moins de porter sur sa croix la marque Nique (juste, fais-le 1) en lieu et place du ridicule : je m'présente, je m'appelle I.NR.I. mis en musique par l'inévitable Balavoine heureusement arraché à l'affection des siens par un hoquet d'hélicoptère.

 

Qui dit religion dit schisme, hérésie et guerre de religion(s). Je n'insisterai pas sur le Heysel, l'écrasement de Shieffields, les gradins tragiques de Corse, les morts innombrables dues aux victoires (aux victoires !) brésiliennes ou chiliennes ou paraguayennes, les hooliganneries lensoises, les tapinades marseillaises, les bèzeries bordelaises, les magouilles stéphanoises. Je passerai sous silence les tabassages, ratonnades, commandos punitifs néo-nazis (pourquoi néo ? NAZIS !) qui suivent inévitablement le raz-de-marée de fraternité entre les peuples qui envahit les villes et mêmes les plus rachitiques hameaux tous rassemblés dans l'absolue harmonie de l'éructation majuscule aux relents sauvages de Kronenbourg.

 

J'ai gardé le souvenir quasi gerbatoire de vestiaires de normaliens après l'effort. J'ignore quel ressort peut pousser de grands gaillards à s'étreindre alors qu'ils sont en sueur, à se soulever, s’embrasser, se humer les aisselles et autres joyeusetés qui ferait crier haro sur le pédé en toutes autres circonstances. Je préférais mille fois me glisser furtivement dans les santeurs caprines du vestiaire des filles…

 

Voilà donc une religion (d'où Big Brother je veux dire les États-Unis sont relativement absents : le soccer ne les intéresse pas vraiment) qui repose sur une virilité qui n'empêche nullement de chialer dans l’herbe au moindre bobo, de simuler la plus affreuse lésion, de faire un doigt d'honneur à l'arbitre, de flanquer un chtar d'enfer en loucedé sur la nuque d'un adversaire; voilà un culte populaire dont l'objet d'adoration n'est rien moins que la poursuite effrénée mais fort bien rémunérée d'un ballon de cuir par 22 bonsbommes (plus une palanquée de financiers plus ou moins mafieux).

 

Cependant, faisons-nous l'avocat du diable. Est-ce moins ébouriffant que le fait de manger un fils de dieu sous la forme d'un bout de baguette et de boire son sang sous la forme d'une burette de mauvais Monbazillac (mais n'est-ce pas là un pléonasme?) ?

 

Est-ce moins idiot que de penser que ma grand-mère revit peut-être dans le corps d'un ornithorynque (pourquoi l'ornithorynque ne serait-il pas un animal sacré ?) et que le prochain Dalaï-lama apprend présentement et péniblement à lire dans un CP de Friville-Escarbotin ?

 

Est-ce moins ridicule de persévérer benoîtement dans le culte de la personnalité de François Mitterrand ou aujourd’hui de Nicolas Sarkozy ?

 

Imaginons.

Imaginons, à la suite du Festival d'Avignon, les supporters de Dario Fo faisant exploser des dizaines de citrons pressés sur les terrasses des cafés, à grand coups de brigadiers de théâtre. Imaginons les admirateurs de Jacques Weber fracassant le crâne du footbalophile Francis Huster qui ferait mieux de fermer sa grande gueule soit dit en passant.

 

Imaginons sur la plupart des chaînes de télé cinq semaines de danse contemporaine, matin, midi et soir. Ou l'intégralité des conférences données au Collège de France ...

 

Imaginons Carmen ou la Trilogie de Wagner passés en boucle sur Radio 98 Opéra. Imaginons ARTE obligatoire !

 

Que diraient les beaufs, ceux qui ne veulent pas l'être mais qui communient comme des cons derrière le formidable paravent de la noblesse du sport ? Le sport, parce qu'il est maqué par l'argent, est nécessairement nationaliste, machiste, décervelant. Le côté festif, ludique n'est pas spécifique au foot. Il y a des tas d'occasions de faire la fête que d'ailleurs nous ne saisissons pas.

 

Bien que lecteur, cinéphile, amateur de théâtre et de danse, prolétaire cultivé qui considère qu'effectivement ARTE est la chaîne la plus étonnante et la plus subtile qui soit, j'ai assisté jadis et m’en repens – sans plaisir ni afficion - à des corridas et j'en ai regardées à la télé. Je suis un grand amateur de films X dont Claude Chabrol - qui est aussi client - dit qu'il s'agit souvent de l'expression du fascisme ordinaire (ce que je déplore avec lui et ceci devrait faire l'objet d'un plus long développement) mais je n'impose pas mes mauvais goûts - ils sont indiscutablement mauvais - à un continent entier. Je ne prétends pas qu'il faille de la choule, du javelot picard, de la balle au poing et de la longue paume à toutes les sauces.

 

Et maintenant imaginons toute l'énergie, l'argent, le talent, la volonté, le faisceau de communication suscités, mis en œuvre par le Mondial, imaginons tout cet effort humain consacré à l'intelligence, à la compréhension des questions fondamentales et urgentes et vitales. Imaginons cette débauche médiatique, ces formidables moyens technologiques au service de la corticalisation de l'espèce humaine.

 

Imaginons l'AN 01 aujourd'hui et sur le mode du village global dont on nous rebat les oreilles.

"On arrête tou/t, on réfléchit, et c'est pas triste. "

On arrête tout, on réfléchit : avec les leviers puissants que sont les moyens de communication, et ça ne peut être triste mais seulement désespéré comme tout ce qui touche à la condition humaine et, en même temps, empli d'un formidable espoir puisque la corticalisation généralisée de l'espèce est la condition de sa survie.

 

Si l'espèce humaine ne devient pas globalement plus intelligente, ce qui ne signifie pas plus maligne, plus arrogante, plus pancapitaliste, plus expansionniste mais plus solidaire avec elle-même dans son unicité et dans sa diversité mais aussi avec sa biosphère, l'espèce disparaîtra ou sombrera à terme dans une néo-barbarie technico-spectaculaire dont nous voyons parfaitement se dessiner les contours.

 

 

Michel Debray – 1998, revisité (à peine) en 2009

 

 

 

 

 

  

  

Publié dans Réderies

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article